The
day the worlds
collapsed
This
paper deals with the re-humanisation of the Kazak post-modern world
through the ruptures, the losses and the disappearances which have
surrounded the family lives of semi-nomad shepherds from the era of
sovietisation to the present day.
And
so disaster came to the people of the Genghiz Hills in the summer of
1953 it came in a single hour. The children, tending the goats and
sheep behind the village, all heard the terrible cries, screams and
women weeping. Leaving the sheep and goats on the steppe, jostling
each other as they ran, their bare feet flashing, they rushed to the
village. What was taking place there was unimaginable-people were
embracing each other, saying farewell, making vows and shouting,
weeping. Commotion, confusion, chaos-and we young boys were standing
with our mouths open. unaware of the misfortune which had befallen
the inhabitants of our quiet and cosy village. Perhaps, war had
broken out? It dawned upon some of us that it might be a war against
the Americans or some other imperialists and we greedily began to
examine the enormous military vehicles and the soldiers rushing
everywhere, all of whom seemed to have appeared from under the
ground... Can
we consider the radically new, the totally different and the all
otherly to be ungraspable for the Kazak shepherds
through the prism of their traditional representations of the worlds?
Are their landmarks in space and time disturbed to the point of
ruining their old relation to the worlds?
In
the heart of Eurasia, Central Asia has been influenced by India,
China, Greece, Mongolia, Turkey and Russia. Likewise, the regions
experienced Alexander', Genghis Kahn' and Timur's empires and of
course tsarist Russia and the Soviet colonization. The contemporary
Kazakh population thus can
be described as a mosaic of different origins, languages and
religions. In Almaty, people speak: Russian, Kazakh, Uzbek, Kirghiz,
Turkish, Chechen, Tajik, Turkmen, German, Polish, Greek and English,
the language of the new busyness age. The various strata of the
religious landscape show Shamanism,
Zoroastrian religion, Nestorian
Christendom, Buddhism, Hinduism, Sufism and other popular Muslim
alternatives, Russian Orthodoxy and currently an Islam that tries to
conceal all those previous religious influences. During
most of its history, the Kazakh, no matter what name the may have
assumed, were not organized as a Nation, but as scattered tribes or
incorporated in a temporary federation of tribes. The Kazakh
population division is carried out through three groups; zhuz,
uli
elder, zhuz
orta
intermediate, zhuz
keche
youngest. The zhuz
is organized in many tribes of
which the number varies according to time and alliances with to each
zhuz
a specific function. The youngest zhuz
keche was
traditionally the group in power, from there come the Khans. The
intermediate zhuz
gathers most artists, poets, writers and craftsmen, the elder zhuz
is of the shepherds. At the time of independence, by bringing a
shepherd from the elder zhuz
to power, the ex-Soviet Union maintained its position against an
eventual return of some one from the powerful
zhuz
keche.
The
division in zhuz
was
combined with a social organisation into halves: the white bones
(the nobility) and the black bones (the People), the Kazakh shared
this type of division with the Mongols.
The
herdsmen world begins with the
tree of worlds, the vertical axis around which various worlds are
organized in layers. One certainty about the sky, each star carries a
'soul' or 'vital principles' and therefore the sky must be gingerly
studied. Facing the sky, the herdsman must show respect and fear, so
as not to draw attention to the djinns (spirits) on him nor on his
family. In any way, taboos are taboos, regardless of the divinity or
the spirits owners. Life is everywhere in everything, the
stone lives, the mountain lives, the steppe lives. At a person's
birth, seeds are planted throughout the planet and he will spend his
life to harvest their fruits. Death happens after the last seed
harvest that leads man to the 'other world' where he lives as on
earth with his family, his friends, his yurt and his herds.
The
world was
governed by the seasons and the camps changes, by the life inside the
yurt with the nuclear family, friends and neighbours, a world
balancing between earth and sky, there where human beings belong to.
This 'over there' belongs now to inaccessible worlds and
feeds the story elders tell the younger generations, children born to
live a sedentary life.
In
1991, the independence marks a new disruption along with fundamental
social, economic changes due to the opening of the great
international market, the wild capitalism and the emergence of
criminal mafias. Kazakhstan as other Central Asian republics transfer
from imperial Russian autocracy to national autocracy. Men are not
prepared to leave their nomadism and women dream of modern
urban life. When misery chases poverty, herders did not have any
choice, in may 1994 all left their yurts. The contemporary situation
of Kazakh herders frames in a schematic showing two main factors: the
search for identity and individuation. Anne-Marie
Vuillemenot
Le
jour où les mondes disparurent
Cet
article s’interroge sur la ré-humanisation du monde postmoderne
kazakh à partir des ruptures, des pertes et des disparitions qui ont
émaillé la vie de familles de bergers semi-nomades de la
soviétisation à nos jours. Le radicalement nouveau, le tout autre
et le tout autrement s’avèrent-ils insaisissables pour les bergers
kazakhs à travers le prisme de leurs représentations
traditionnelles des mondes ? Leurs repères spatio-temporels s’en
trouvent-ils bouleversés au point de ruiner leurs anciens rapports
aux mondes ? C’est
malheureusement sur ce fond de poubelle nucléaire de la grande
Russie soviétique qu’il faut imaginer la beauté folle des steppes
et des montagnes kazakhes. La radioactivité n’abîme pas
visuellement le paysage, c’est formidable ! Partant, très peu
de personnes surent ce qui se tramait dans la steppe. Ce n’est
qu’après l’indépendance et à l’initiative du mouvement
d’opposition Nevada-Semi que
la question de la pollution nucléaire fut ouvertement posée.
Comme
l’écrit Peter Sloterdijk (2002 : 26), « depuis que les
temps sont devenus ‘modernes’, au sens précis du terme,
l’être-dans-le-monde signifie devoir s’agripper à l’écorce
terrestre et implorer la pesanteur – au-delà du giron et de
l’enveloppe ». Aussi,
s’agit-il de se pencher sur la ré-humanisation du monde
postmoderne kazakh et pas seulement de souligner l’irrémédiable
des ruptures, des pertes et des disparitions. Le radicalement
nouveau, le tout autre et le tout autrement s’avèrent-ils
insaisissables pour les bergers kazakhs à travers le prisme de leurs
représentations traditionnelles des mondes ? Leurs repères
spatio-temporels s’en trouvent-ils bouleversés au point de ruiner
leurs anciens rapports aux mondes ?
Au
cœur de l’Eurasie, l’Asie centrale a subi les influences
indienne, chinoise, grecque, mongole, turque, arabe et russe. De
même, ces régions ont connu les empires d’Alexandre, de Gengis
Khan, de Tamerlan (Timour), de la Russie tsariste et enfin
soviétique. La population kazakh contemporaine se présente ainsi
comme une mosaïque d’origines, de langues, de religions.
Les
langues turques ont emprunté au mongol et au persan, puis au russe,
un grand nombre de mots. A Almaty, on parle : russe, kazakh,
ouzbek, kirghiz, turc, tchétchène,
tadjik, turkmen, allemand, polonais, grec… mais aussi anglais, la
langue du nouvel âge marchand.
Les
différentes strates du paysage religieux
comprennent le chamanisme, la religion zoroastrienne, la chrétienté
nestorienne, le bouddhisme, l’hindouisme, le soufisme et
différentes sortes d’islam populaire, l’orthodoxie russe et,
aujourd’hui, un islam tentant
de voiler ces influences religieuses antérieures.
Pendant
l’essentiel de leur histoire, les Kazakhs, quel que soit le nom
qu’on leur donnait à l’époque, ne furent pas organisés en
nation, mais en tribus dispersées ou incluses dans une fédération
provisoire de tribus. La division par les Kazakhs de leur population
s'effectue
en trois tribus,
zhuz(uli
(aînée),
orta(moyenne)
et keche (cadette)).
La zhuz rassemble
un certain nombre de tribus, nombre variable suivant les époques et
les alliances. A chaque zhuz
correspond
une fonction particulière. La zhuz cadette
occupe traditionnellement le pouvoir, c’est d’elle que sont issus
les khans. La zhuz moyenne
rassemble les poètes, les écrivains et les artisans, la zhuz aînée
est celle des bergers. En mettant au pouvoir un fils de berger issu
de la zhuz aînée,
au moment de l’indépendance, la Russie ex-soviétique s’est
ainsi préservée d’un retour éventuel de la noblesse. La division
en zhuz se
doublait d’une organisation sociale en moitiés : les os
blancs (la noblesse) et les os noirs (le peuple), division que les
Kazakhs partageaient avec les Mongols.
Le
monde des bergers débute par l’arbre
des mondes, l’axe vertical autour duquel les différents mondes
s’organisent en étages superposés.
Une
certitude : chaque étoile est porteuse d’« âme »,
c’est-à-dire de principes vitaux ; en conséquence, le ciel
s’observe avec précaution. En face de lui, le berger se fait
craintif et respectueux, il ne voudrait en aucun cas attirer
l’attention des djinns (figures d’esprits) sur lui et sa famille.
Les interdits sont les interdits, peu importe la divinité ou
l’esprit possesseur à qui ils se rapportent.
La
vie est partout et en tout, la pierre vit, la montagne vit, la steppe
vit. Quand
un homme naît, des graines sont semées pour lui sur l’ensemble de
la planète et sa vie terrestre se passe à récolter les fruits de
ces graines. A la dernière récolte succède naturellement la mort
qui entraîne l’homme dans « l’autre monde », où il
vit comme sur terre avec sa famille, ses amis, sa yourte (hutte
traditionnelle de feutre) et son bétail.
Le
monde était celui rythmé par les saisons et les changements de
campements, celui de la vie dans la yourte avec la famille nucléaire
et les voisins, celui en équilibre entre ciel et terre, là où
doivent se tenir les humains. Ce « là bas » appartient
désormais aux mondes inaccessibles et nourrit les récits que les
plus anciens font aux jeunes générations nées sédentaires.
L’indépendance
en 1991 amène une nouvelle rupture, et avec elle, les
bouleversements socio-économiques de l’ouverture au grand marché
international, le capitalisme sauvage et l’émergence des mafias.
Le Kazakhstan, comme les autres républiques centre-asiatiques, passe
d’une autocratie de l’empire à une autocratie nationale. Les
hommes ne sont pas prêts à quitter le nomadisme pastoral alors que
les femmes rêvent d’urbanité ! En dernier ressort, les
bergers n’auront pas à choisir puisque le choix a déjà était
fait pour eux. Ils quitteront tous définitivement la yourte en mai
1994. Quand la misère chasse la pauvreté
on note une
subordination croissante à l’économie et une prolifération des
besoins – besoins qu’il est de plus en plus difficile, sinon
impossible, de satisfaire, pour la majorité de la population. La
situation contemporaine des bergers kazakhs correspond à un
schéma dessiné
par deux facteurs essentiels:
la recherche identitaire et l’individuation.
Anne-Marie Vuillemenot
http://civilisations.revues.org/136#tocto1n5